Colombo50thAnniversary

Alors que le premier épisode de la série constamment rediffusée date du 20 février 1968, partons à la découverte de l’œuvre théologique méconnue du célèbre inspecteur...
« Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles... » (Lc 1, 52) Il y a dans ces mots de l’évangile de Luc une étrange résonance avec le vieil inspecteur Columbo, dont beaucoup connaissent le génie d'enquêteur mais ignorent qu’il fut aussi et surtout un éminent théologien.
Si on devait fabriquer la panoplie du loser, il n’y aurait qu’à prendre celle de Columbo : sa vieille 403 pourrie, son imperméable beige informe, son basset pataud sobrement appelé « le chien », pas fichu d’obéir à un ordre ou de répondre à un nom, sa coupe de cheveux d’une époque où on ignorait encore le style « faux négligé », ses pantalons mous, tout – jusqu’à sa manière de glisser, en fin de discussion : « Ah oui ! encore une question... » – fleure l’Américain moyen et le type à l’ouest. Il est ce genre d’homme qu'on n'appelle jamais que par son nom (son prénom n'est jamais donné dans la série), qui aime l’opérette, le football à la télé, le chili con carne, et qui se perd en anecdotes insignifiantes de son quotidien : « Quelle belle cheminée ! ça me rappelle quand on était petits, il y avait un four au feu de bois dans notre cheminée, avec une lampe rouge et un ventilateur. »
Forcément, tout le monde le regarde de haut, en particulier l'assassin, qui bénit l’aubaine d’être tombé sur un lourdaud pareil.

Il n’est pas pauvre, Columbo, il est pire : au milieu. Ce genre d’homme que la bonne société ne remarque que pour s’en moquer. « Voyez comme il est drôle ! Impayable, ce… comment, déjà ? un nom italien je crois… ou espagnol. » Non pas qu’il soit vulgaire, son langage est des plus corrects, mais de la même manière que « le chien » n’est pas du genre à donner la pa-patte, Columbo résiste à la mondanité. Pourtant, on ne peut pas dire qu’il ignore les codes. Mais il ne joue pas le jeu. Parce que ça l’ennuie, parce que ça le fatigue, parce que ça l’amuse qu’on le prenne pour un con. Rira bien qui rira le dernier ? Allez savoir. Peut-être tout simplement que ce qui lui importe, c’est de faire correctement son métier, sans embarrasser son esprit de l’image qu’il renvoie, de ce qu’il est et de ce qu’il pourrait être. Ce qui lui importe, en fait, c’est la vérité. « Il n'y a rien de caché qui ne doive être découvert, ni de secret qui ne doive être connu. C'est pourquoi tout ce que vous aurez dit dans l'obscurité sera entendu en plein jour et ce que vous aurez dit à l'oreille dans les chambres sera proclamé sur les toits. » (Lc 12, 2-3)
Car, ironie de l’histoire, Columbo, a souvent maille à partir avec des puissants, des célèbres, des respectables. Les assassins sont souvent en haut de l’échelle. Chirurgiens, écrivains, propriétaires, diplomates, politiques, détectives privés, généraux retraités qui jouent au golf avec ses supérieurs, starlettes... Comble du ridicule au milieu de cette bonne société, il manifeste son admiration avec une candeur de midinette, demande des autographes : « Quand ma femme va savoir que j’ai parlé avec vous… » Forcément, tout le monde le regarde de haut, en particulier l'assassin, qui bénit l’aubaine d’être tombé sur un lourdaud pareil. Peter Falk, l’acteur, expliquait toujours qu’il avait cherché à cultiver le sens du ridicule de son personnage.
Sans complexes, l'inspecteur n’offre aucune prise à ses adversaires. D’une certaine manière, parce qu’il sait qui il est, il est incorruptible.

Au fond, Columbo est un renverseur d’idoles et un pourfendeur d’hypocrites. Parce qu’il est incapable de jouer le jeu de la mondanité, il fait perdre leurs repères aux mondains, ceux dont le piège ordinaire est pervers : ils poussent les non-initiés à jouer avec leurs règles du jeu, ce qui amène leurs victimes à se faire passer pour ce qu’elles ne sont pas... Et patatras ! Les non-initiés, ne voulant pas perdre la face, se mettent à imiter les mondains qui, dès cet instant, dominent la partie car ils en maîtrisent parfaitement les règles. Ainsi, dans l'épisode Poids mort, l’assassin, un riche général américain retraité, séduit la seule témoin du meurtre, jeune femme divorcée rentrée chez sa mère, quotidiennement humiliée par son statut, en l’invitant dans un restaurant à nappes blanches en tissu et sur son yacht. « Bien, ma fille. Si tu te débrouilles, dans deux mois on est au champagne », commente la mère indigne. Bingo ! Impressionnée, la fille, qui n’en revient pas de plaire à un bel homme pareil, en costume si élégant, se met à penser qu’elle n’a peut être pas bien vu ce qu’elle affirme avoir vu, et retire son témoignage. Mais Columbo, lui, ne tombe pas dans le panneau.
Fils d’immigrés italiens, l'inspecteur sait d’où il vient et n’a pas honte de ses origines. Au contraire. Sans complexes, il n’offre aucune prise à ses adversaires. D’une certaine manière, parce qu’il sait qui il est, il est incorruptible. Ainsi, il ne confond pas bonnes manières et élégance véritable, intérieure. Quand, dans l’épisode Inculpé de meurtre, Columbo voit cet homme d’affaires apparemment effondré par la mort de sa femme – qu’en réalité il vient de tuer avec la complicité de sa maîtresse –, le limier ne peut s’empêcher de remarquer avec surprise que le veuf a malgré tout ouvert son courrier. « C’est drôle pour quelqu’un qui vient de perdre sa femme, vous ne trouvez pas ? Moi par exemple, si j’avais perdu la mienne, je n’aurais pas fait ça. » Et voilà : la proie est ferrée. « Vous nettoyez l'extérieur de la coupe et du plat, mais à l'intérieur vous êtes pleins d'avidité et de méchanceté… Malheur à vous spécialistes de la loi et pharisiens hypocrites. » (Lc 11, 38)
Plus d’une fois, le témoignage d’une femme de ménage, d’une commerçante myope de station de bord de route, ou d’un homme à tout faire, sera décisif. La parole des humbles, des invisibles, de ceux qui voient ce qu’on essaie de cacher parce qu’ils se lèvent avant tout le monde et se couchent après tout le monde, mais dont personne ne peut imaginer qu’ils puissent être là, parce que les regards glissent généralement sur eux comme s’ils n’existaient pas, cette parole des petits renverse le cours de l’histoire. « Et voici, il y en a des derniers qui seront les premiers, et des premiers qui seront les derniers. » (Lc 13, 30)
Ses questions sont rabbiniques, elles semblent à côté, mais en réalité elles touchent la cible en plein cœur.

Dans Columbo, enfin, on connaît d’emblée l’assassin. Ce n’est pas le besoin de découvrir l’identité du meurtrier qui tient le spectateur en haleine, mais celui de savoir comment l’inspecteur va le confondre, comment il va le pousser à se dévoiler, à révéler qui il est vraiment. En quelque sorte, cela fait presque du détective un second rôle permanent de sa propre série.
C’est généralement par ce « Ah oui ! encore une question... », lâché l’air de rien par un inspecteur dont on devrait pourtant remarquer qu’il a l’œil un peu trop vif, que l’interrogé gagne ses galons de suspect. Il vient de mordre à l’hameçon, mais il l’ignore encore. « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » (Lc 9, 20) Ainsi, la bataille que mène Columbo pousse chacun à se dépouiller des oripeaux de la superficialité, de ce qu’il représente aux yeux de la société, pour manifester sa vérité profonde. Ses questions sont rabbiniques, elles semblent à côté, mais en réalité elles touchent la cible en plein cœur. Comme Jésus, il s’invite chez les gens, dans le concret de leur vie, parle avec eux. Et comme le diable est dans les détails, Columbo traque les plus petits éléments. Il pose un tas de questions sur de petites choses ridicules, très concrètes – un bruit d’aspirateur, une note de teinturier, une lentille de contact perdue – que balayerait un esprit supérieur mais qui sont autant de petits cailloux menant à la vérité.
Dans l’épisode Poids mort, encore, l’assassin – le général américain retraité, héros national – affirme avoir perdu l’arme du crime, un pistolet à crosse d’ivoire qui l’a rendu célèbre pendant la guerre. Pas d’arme, pas moyen de le coincer. Mais l’homme a confié toutes ses reliques, dont une réplique du fameux pistolet, pour une exposition en son honneur. Columbo piétine et soudain, il comprend : cet homme, qui se perçoit comme un héros au dessus des lois, ne peut avoir jeté le pistolet qui fonde son identité mythique. Donc la réplique dans la vitrine n’est pas une réplique mais l’arme originale. Vanité des vanités...
« Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages ; Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes » (1Co 1, 27-29) Peut-être même a-t-il envoyé ce Columbo dont le nom – colombe... – recèle tant de promesses.